On sait qu’il ne faudrait pas cliquer sur cette vidéo, qu’il ne faudrait pas regarder, on sait qu’on va se faire du mal, mais on clique tout de même. C’est bien ça. On ne s’était pas trompé. Benyamin Nétanyahou fait la poule avec Netta Barzilai. Netta Barzilai ? C’est la chanteuse triomphatrice de l’Eurovision, avec sa chanson Toy. C’est une chanson, explique-t-on, inspirée de #Metoo (les paroles les plus compréhensibles, et les plus directement politiques, sont « I’m not your toy / You stupid boy »). La chorégraphie de la chanson emprunte au battement d’ailes des poules. Juste après sa victoire, Barzilai s’en est réjouie pour son pays, en estimant que cette victoire allait redorer son image, et le montrer tel qu’il est.
Rentrée en Israël, Barzilai a été reçue par le Premier ministre. Lequel, devant les photographes, a agité peu gracieusement ses avant-bras, en imitant la chanteuse qui imite les poules. La réception s’est déroulée le 17 mai, trois jours après que l’armée israélienne a massacré une soixantaine de Gazaouis qui souhaitaient franchir les barbelés de la frontière, et en a blessé environ 2 000. La séquence (volaillère) a fait l’objet de courtes vidéos virales et de gif qui se sont répandus sur les réseaux sociaux du monde entier. Quelques jours plus tôt, des centaines de jeunes Israéliens avaient déferlé sur l’esplanade des Mosquées de Jérusalem pour prier (ce qui leur est théoriquement interdit). Certains faisaient aussi la danse de la poule. Autant dire qu’on savait que l’on verrait, tôt ou tard, Nétanyahou et Barzilai faire le poulailler ensemble.
Que nous dit Toy ? En une seule chanson, au moins deux messages. D’abord, qu’Israël a été atteint comme tout le monde par le phénomène #Metoo. Non, Israël n’est pas seulement peuplé de familles de colons intégristes avec douze enfants. Ensuite, qu’Israël n’a pas peur d’exporter une chanteuse hors des normes, en surpoids, Israël n’est pas esclave des diktats de la mode et du papier glacé, Israël lutte contre la grossophobie. Big up pour Israël ! D’accord, le pays refuse une enquête internationale sur le massacre de Gaza, d’accord il bafoue les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, mais c’est pourtant une démocratie, une vraie de vraie, avec débats ouverts. La preuve ? #Metoo. Et Barzilai, donc. Et, cot cot cot, la danse de la poule de Nétanyahou. Vous avez vu les fous furieux du Hamas faire la danse de la poule ? Et les Gazaouis qui se précipitent vers les barbelés de la frontière, vous les avez vus faire la danse de la poule ? Ils sont d’un ringard ! Cot cot !
Cette victoire inattendue de la chanteuse est venue percuter une autre image de triomphe du pays, prévue et programmée, elle, depuis longtemps : Ivanka Trump, en ensemble blanc immaculé, inaugurant l’ambassade américaine à Jérusalem (transférée de Tel-Aviv sur décision de son père). Quelques heures durant, les deux images se sont trouvées en concurrence, pour incarner le triomphe israélien. Combat inégal. Sans faire offense à la famille Trump, disons que l’image de Netta a été d’un rendement dix fois supérieur. On peut s’en prendre à Ivanka Trump. Le New York Daily News (anti-Trump) peut fabriquer un photomontage sur elle avec les morts palestiniens, en la traitant à la une de goule assoiffée de sang. Ivanka est une cible légitime. Mais Netta, elle, est invulnérable.
Cela s’appelle le soft power. En trois battements d’avant-bras, sont contrebalancées dans les têtes européennes les images des morts et blessés de Gaza, descendus par des tireurs d’élite qui ne faisaient vraisemblablement pas la poule. Comment le gouvernement israélien pourrait-il être considéré comme inhumain, puisque son Premier ministre fait la poule ? Puisqu’une anti-top model a été sélectionnée pour représenter le pays ? Puisqu’Israël est branché, festif, un peu clownesque. On a sans doute fait la poule dans les colonies israéliennes. Les Israéliens ont beau avoir des médias exemplaires, démocratiques, il est vraisemblable que le téléspectateur israélien aura zappé au moment de Gaza, pour suivre le retour de Netta Barzilai.
Certains pays se donnent beaucoup de mal pour construire des instruments de soft power. Les Etats-Unis ont construit toute une industrie du cinéma. La Russie de Poutine dépense beaucoup pour construire des sites et des chaînes de télévision. Les Israéliens ont réussi un coup fumant avec une chanteuse et un orchestre.